D’une belle voix de stentor, les lunettes embuées, de haute taille, un peu voûté, Ahmed Akkache, l’ami de longtemps, prononce l’Adieu. L’homme qui parle connait bien celui qui gît dans l’absence. Sa parole n’est pas moulée dans la syntaxe convenue. Il avoue qu’il sera nécessairement au-dessous du panégyrique, s’il en avait la volonté ou le désir de déclamer : « Ni Yacine ni moi-même n’avons été indulgents dans l’octroi de flatterie destinées aussi bien aux vivants qu’aux morts. Nous avons toujours ri de cette creuse et agaçante formule qui dit : « Ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont ». Oui, nous riions de la gratuité suspecte du compliment en nous interrogeant : Pourquoi la mort rend-elle le mort exemplaire, alors qu’hier il n’était ni meilleur ni pire que vous et moi et, que vous et moi, sommes appelés sinon à un destin du moins à la même destination ?
Yacine aimait à répéter une maxime irlandaise disant : « Les cimetières sont remplis de gens indispensable ». Oserais-je la prononcer ici devant vous, ô magnifique multitude ?
« Lui et moi, surtout moi, puisque encore vivant, bafouerions nous nos principes si j’ajoutais à ces monceaux de gerbes de fleurs d’autres, que je tresserais en phrases aussi longues que notre cortège. Je suis sûr que Yacine viendrait me taper sur l’épaule, agitant son index sous mon nez, en me chahutant d’un rigolard : Renégat ! L’éloge n’est pas dans ce que je dis, non ! Il est dans notre présence, dans notre nombre : il est dans cette ferveur de silence et de clameur de ce Premier-Novembre dont on veut nous usurper et la gloire et la joie. Changeons, pour être dans l’esprit de Kateb, l’ordre des choses et laissons-le, lui-même nous faire ses Adieux :
Bonjour, bonjour à tous ;
Bonjour mes vieux copains ;
Je vous reviens avec ma gueule
De paladin solitaire,
Et je sais que ce soir
Monterons des chants infernaux…
Voici le coin de boue
Où dormait mon front fier,
Aux hurluments des vents,
Par les cris de décembre ;
Voici ma vie à moi,
Rassemblée en poussière… »
Ahmed Akkache a raison. Kateb Yacine détestait les louanges. Surtout les dernières. A la mort de sa mère en 1980, il n’avait pas assisté à son enterrement. Il était resté auprès de M’hamed Issiakhem dans la maison de Bainem, aux pilotis frappées par les ressacs de la mer. Ils ont calligraphié et peint sur une toile une peinture-poème. Une femme en deuil de son enfant adulte, prise dans l’entrelacs des lettres syncopant le récit de l’ancêtre. J’ai hérité e ce tableau titré Femme sur Poème.
A la mort de M’hamed, Yacine n’est pas allé à El-Alya. Il est resté avec l’ami Younès Bouchek, psychiatre rabelaisien et massif comme un roc du Djurdjura, à la taverne du « Manchot » qui, ce jour-là, a tenu son bar ouvert et le tiroir-caisse fermé.
Aujourd’hui, on rince gratis ! a écrit le parton sur l’ardoise et, pour la circonstance, tous les arriérés furent effacés et amnistiés.
La voix d’Ahmed Akkache est claire et porte loin. Vieille habitude des meetings ouvriers. Discours affectif aux rythmes rompus par des expirations qui redonnent au silence son amplitude et, à chacun d’entre nous, sa part de compassion. L’instant dernier semble arrêté, enroulé sur lui-même, coagulé dans l’émotion retenue dans la poitrine.