21 Mars 2017
L’hommage que nous rendons à la mémoire de notre grand ami commun, le regretté Abdelhamid Benzine, nous permet cette année encore de nous retrouver, d’évoquer son souvenir et de débattre de thèmes auxquels il a souvent contribué de son vivant. Cette commémoration devient ainsi une sorte de tradition culturelle qui enrichit et encourage à poursuivre la lutte, pour une Algérie plus fraternelle, plus libre et plus juste.
L’artiste, l’intellectuel en général, peut-il être neutre ? C’est, je crois, le sujet de réflexion qui nous est proposé aujourd’hui. L’artiste peut-il être neutre, non pas seulement en tant qu’individu dans la société, mais aussi et surtout en tant que créateur. Doit-il se limiter à des préoccupations d’ordre esthétique ou s’engager au contraire dans le mouvement social, pour éclairer, pour éveiller, pour émouvoir et contribuer ainsi, dans les formes qui lui sont propres, au progrès humain ?
Cette question est d’autant plus importante que notre peuple a subit durant des siècles la domination et l’exploitation de l’étranger, qu’il a été dépersonnalisé, déculturé, humilié pour tenter d’en faire un peuple esclave. Certes, nos plus grands artistes et intellectuels ont su par leurs écrits, leurs tableaux, leurs chansons ou leurs pièces de théâtre, contribuer à l’œuvre collective de libération nationale.
Mai cette œuvre n’est pas encore achevée. De grandes promesses ont été oubliées. Des libertés confisquées. Les inégalités sociales renaissent. L’artiste, être sensible et profondément humain, peut-il ignorer les souffrances de ses semblables, la douleur de ses compatriotes, le courage et les difficultés de ceux qui luttent pour défendre leurs droits démocratiques et réclament l’amélioration de leurs conditions de vie ?
L’histoire nous montre que les artistes et les intellectuels se sont toujours engagés aux côtés – et souvent même à l’avant-garde – de leur communauté ou de leur société pour défendre les causes justes. Il y a cependant parfois des exceptions.
J’ai été personnellement très choqué, durant la guerre de libération, d’entendre un grand écrivain, né en Algérie, se réclamant d’idéaux républicains et démocratiques, Albert Camus, nous dire qu’entre sa mère et la justice il choisissait…non pas la justice comme nous l’espérions, mais sa mère, c’est-à-dire la France, au moment même où des généraux français étranglaient Ben M’hidi dans sa cellule et que les parachutistes du général Massu torturaient d’une façon ignoble et faisaient disparaître les cadavres de milliers de patriotes algériens.
Quelle déception ! Cela a permis en tout cas de savoir qu’il ne s’agit pas d’être né et d’avoir longtemps vécu sur cette terre généreuse d’Algérie pour s’intégrer réellement à son peuple. Ce qu’il faut cependant regretter, c’est que certains journalistes et intellectuels algériens, négligeant l’histoire, persistent aujourd’hui encore à encenser Camus et même à le présenter comme un défenseur de notre liberté.
D’autres font d’ailleurs la même chose pour Saint Augustin, homme de grande dimension internationale, né à Souk-Ahras, dont on ne peut que respecter les convictions religieuses et l’enseignement théologique, mais qui a préféré se mettre au service de l’Empire romain pour combattre ses propres compatriotes, alors que les Saint- Cyprien, les Saint Donat et bien d’autres dignitaires de l’Eglise d’Afrique, dont on ne parle jamais, ont pourtant subi la répression romaine pour s’être placés du côté de leur peuple.
Fort heureusement de grandes personnalités du monde de la culture et de la pensée n’ont jamais hésité à placer la justice au-dessus de toute considération. François Mauriac, qui n’est pourtant pas algérien, a dénoncé la torture colonialiste, tout comme le général de La Bollardière, qui a préféré être mis aux arrêts de rigueur plutôt que de participer à l’assassinat des Algériens. Honneur aussi à Jean-Paul Sartre et aux 121 intellectuels français qui ont eu le courage d’appeler leurs jeunes compatriotes, malgré les menaces et les insultes, à ne pas faire la guerre aux Algériens. (Un appel soit dit en passant qu’Albert Camus a refusé de signer).
Mais ce temps est passé. Nous vivons aujourd’hui une époque nouvelle où l’on tend à oublier les amis d’hier pour mieux encenser les ennemis d’aujourd’hui. On s’efforce de nous faire oublier les qualités traditionnelles de courage, de dignité, de solidarité qui ont permis aux Algériennes et aux Algériens de suivre et de vaincre tout au long de leur résistance séculaire à toutes les formes d’oppression.
On nous propose aujourd’hui des valeurs nouvelles : l’égoïsme, la soumission devant les plus forts, le culte de l’argent, au détriment du travail productif et des grandes promesses de l’indépendance : la liberté, la démocratie, une société moderne et juste.
On entend de plus en plus le froissement des vestes qui se tournent, à la recherche de prébendes et de privilèges, mais aussi le grondement de citoyens mécontents devant le mensonge, les trafics, la mauvaise gestion. On essaie de nous rassurer en affirmant que tout va très bien, que le pays réalise des miracles, qu’il a atteint cette année un taux de croissance économique de 3 ou 4% (alors que de petits pays comme la Maurétanie ou le Mozambique - qui n’ont pourtant pas de pétrole - dépassent les 8%).
Mais pourquoi ne pas nous parler aussi de certaines évolutions beaucoup plus spectaculaire ? Par exemple le taux de croissance du pillage de nos banques et de détournement de milliers de milliards ?
Pourquoi ne pas nous parler du taux de croissance de la criminalité, qui dépasse cette année les 30 % ?
Pourquoi ne pas nous parler des soldats et des policiers qui continuent à tomber sous les coups des terroristes dont les chefs souvent repentis sans jamais avoir demandé pardon vivent aujourd’hui comme des seigneurs ?
Pourquoi ne pas nous parler de la corruption, qui se généralise, de la pauvreté et du chômage, qu’on cherche à camoufler sous des statistiques trompeuses ? Pourquoi ne pas nous parler du taux de croissance du prix de la pomme de terre ou des pois chiches qui n’ont jamais été aussi élevés, alors que ces denrées constituent, avec les pâtes alimentaires, la nourriture de base de tant d’Algériens, ceux du moins qui n’habitent pas les villas résidentielles du club des pins ?
Que de thèmes de réflexion et de création, pour nos intellectuels et nos artistes, dans une société qui étouffe sous le poids de l’autoritarisme et qui, ne pouvant plus s’exprimer librement perd confiance dans ceux qui la dirigent, réduisant ainsi les chances d’un développement national authentique dans un pays qui dispose pourtant de potentialités considérables.
On a l’impression qu’on veut délibérément détruire l’espoir, vider notre société de sa substance, de son énergie, pour la livrer aux tenants de la mondialisation et leurs relais intérieurs. On décourage les cadres et les spécialistes nationaux pour faire de pus en plus appel à l’étranger. Non plus seulement pour de grands travaux d’infrastructures – ce qui est justifié- mais pour de multiples activités quotidiennes : la distribution de l’eau, le fonctionnement d’un hôpital, la construction d’un immeuble et même (c’est l’information donnée ce matin par un journal) pour la construction d’un grillage au stade de Bologhine.
Mais alors qu’avons nous fait en 45 ans d’indépendance ? Où sont les dizaines de milliers d’ingénieurs, de cadres et de techniciens formés dans nos universités ? A l’étranger ? En chômage ? Reconvertis dans d’autres activités ? Ou simplement oubliés par les pouvoirs publics ? Peut-on réellement faire assurer notre développement par des compagnes internationales dont le but essentiel est la réalisation de superprofits et la récupération des réserves alléchantes que la hausse du baril de pétrole nous a permis d’accumuler ?
On ne peut que s’étonner de cette priorité inquiétante qu’on donne aujourd’hui à l’importation, non seulement de marchandises – dont le volume a doublé en trois ou quatre ans – mais aussi d’idées…et de fabricants d’idées.
Il n’est pas question bien entendu de remettre en cause les importations – qui sont indispensables à notre équipement économique…et même à notre alimentation quotidienne – mais enfin si on pouvait glisser, au milieu des stockes énormes de téléphones portables et d’automobiles de luxe, quelques modestes bibliothèques, quelques livres de culture générale, ce serait magnifique, surtout si nos gouvernants, poussant la générosité jusqu’au bout, acceptaient de les subventionner, comme ils soutiennent le prix du pain, pour nos permette de les acheter plus facilement.
Prenons garde, dans le contexte actuel d’une mondialisation débridée et d’un capitalisme sauvage, à ne pas nous laisser entrainer vers l’impasse des sociétés de consommation et de gaspillage, alors qu’il nous faut avant tout renforcer nos capacités productives et la compétence de nos cadres pour faire face efficacement aux défis du siècle. N’oublions pas que notre industrie, pilier du développement, ne représente plus aujourd’hui que 6% à peine de la production nationale, soit 5 fois moins que les activités informelles qui échappent à tout contrôle de l’Etat.
Beaucoup de choses sont donc à faire en matière d’industrie, mais aussi en matière d’agriculture, de santé, d’éducation, de protection de l’environnement et de lutte contre la corruption. Autant de questions vitales auxquelles la société algérienne demande qu’on apporte des solutions.
Certains de nos compatriotes, excédés par les difficultés et les souffrances, semblent avoir perdu l’espoir. Il appartient à nos créateurs, comme le recommandait Hamid Benzine, de contribuer à leur rendre le goût de vivre, de réaliser, d’espérer.
Après une longue période de doute, la société algérienne bouge. Des salariés, des agriculteurs, des médecins, des enseignants, des petits entrepreneurs défendent aujourd’hui courageusement leurs droits et expriment, de façon autonome, leurs visions et leurs intérêts légitimes.
Ils contribuent ainsi aux grandes luttes populaires qui secouent toute la planète pour un monde de paix et de liberté, de solidarité et de justice.
Ahmed Akkache